Certains, aujourd’hui encore, considèrent les écrivains et les hommes de lettres comme d’aimables « diseurs », préoccupés uniquement de leurs jeux d’écriture. Si cette image est vraie pour certains d’entre eux (et après tout, pourquoi pas ? Chacun est libre de faire ce qui lui plaît, après tout), ce n’est pas le cas pour bon nombre d’écrivains. Mentionnons par exemple Zola et son fameux « J’accuse », le plaidoyer en faveur des Misérables d’un Hugo ou les luttes pour la Liberté d’un Eluard.
Tous les siècles de notre histoire ont vu en effet les auteurs de prose ou de poésie s’engager pour défendre, la plume à la main, leurs idées. Il ne faut pas considérer celui qui écrit comme un savant dédaigneux isolé dans sa tour d’ivoire. Si certains correspondent à ce portrait peu flatteur, de nombreux hommes de plume ont vibré intensément en résonance avec leur siècle et ont eu le courage de s’engager. Et leur époque, c’est bien souvent, la guerre.
Si l’on s’en tient à la période moderne, évoquons tout d'abord les vers d’un d’Aubigné au XVIème siècle défendant la cause protestante et se justifiant avec pertinence de la violence de ses propos :
« Si quelqu’un me reprend que mes vers échauffés
Ne sont rien que de meurtre et de sang étoffés,
Qu’on n’y lit que fureur, que massacre, que rage,
Qu’horreur, malheur, poison, trahison et carnage,
Je lui réponds : Ami, ces mots que tu reprends
Sont les vocables d’art de ce que j’entreprends.
Ce siècle, autre en ses mœurs, demande un autre style. »
Au XVIIème siècle, les écrivains et les hommes de théâtre s'engagent également, en dépit du poids des pouvoirs politique et religieux. Rappelons-nous ces vers de Molière traçant avec audace le portrait de ces dévots si discrets dans son
Tartuffe :
« Mais les gens comme nous, brûlent d'un feu discret,
Avec qui pour toujours on est sûr du secret.
Le soin que nous prenons de notre renommée,
Répond de toute chose à la personne aimée ;
Et c'est en nous qu'on trouve, acceptant notre cœur,
De l'amour sans scandale, et du plaisir sans peur. »
Toujours au XVIIème, qui penserait que ces vers terribles sont issus de la plume si aimable de ce bon La Fontaine :
« Selon que vous serez puissant ou misérable,
Les jugements de cour vous rendront blanc ou noir. »
Jamais l’inféodation de la justice au pouvoir politique n’a été dénoncée avec autant de force.
Le XVIIIème siècle, qui nous semble si lointain, a été lui aussi le théâtre de batailles d’idées qui nous concernent encore directement. Voltaire, par exemple, a mené bien des combats. Il s’est engagé, en particulier, contre la persécution des protestants mais aussi contre l’institution de l’esclavage dans son conte philosophique
Candide. Relisons un extrait de ce texte, d’une sobriété bouleversante :
« Quand nous travaillons aux sucreries, et que la meule nous attrape le doigt, on nous coupe la main ; quand nous voulons nous enfuir, on nous coupe la jambe : je me suis trouvé dans les deux cas. C'est à ce prix que vous mangez du sucre en Europe. »
Le XIXème, siècle des révolutions politiques et industrielles a été riche, lui aussi, en combats, non seulement de rues, mais aussi de plume. Mentionnons Hugo et ses œuvres multiples, fraternelles, engagées. Voici le portrait touchant d’une enfant exploitée. C’est Cosette, dans
Les Misérables.
« Cosette était laide. Heureuse, elle eût peut-être été jolie. Nous avons déjà esquissé cette petite figure sombre. Cosette était maigre et blême. Elle avait près de huit ans, on lui en eût donné à peine six. Ses grands yeux enfoncés dans une sorte d’ombre profonde étaient presque éteints à force d’avoir pleuré. Les coins de sa bouche avaient cette courbe de l’angoisse habituelle, qu’on observe chez les condamnés et chez les malades désespérés. Ses mains étaient, comme sa mère l’avait deviné, « perdues d’engelures ». Le feu qui l’éclairait en ce moment faisait saillir les angles de ses os et rendait sa maigreur affreusement visible. Comme elle grelotait toujours, elle avait pris l’habitude de serrer ses deux genoux l’un contre l’autre. »
A la fin du siècle, il faut nommer Zola et son combat généreux en faveur du capitaine Dreyfus, accusé de trahison par des responsables félons.
Rappelons-nous ces extraits vibrants de son fameux « J’accuse » publié le 13 janvier 1898 en première page du quotidien
L’Aurore sous la forme d'une lettre ouverte au président de la République :
« […] J’accuse le général Mercier de s’être rendu complice, tout au moins par faiblesse d’esprit, d’une des plus grandes iniquités du siècle.
J’accuse le général Billot d’avoir eu entre les mains les preuves certaines de l’innocence de Dreyfus et de les avoir étouffées, de s’être rendu coupable de ce crime de lèse- humanité et de lèse-justice, dans un but politique et pour sauver l’état-major compromis.
J’accuse le général de Boisdeffre et le général Gonse de s’être rendus complices du même crime, l’un sans doute par passion cléricale, l’autre peut-être par cet esprit de corps qui fait des bureaux de la guerre l’arche sainte, inattaquable. […]
En portant ces accusations, je n’ignore pas que je me mets sous le coup des articles 30 et 31 de la loi sur la presse du 29 juillet 1881, qui punit les délits de diffamation. Et c’est volontairement que je m’expose. […]
Je n’ai qu’une passion, celle de la lumière, au nom de l’humanité qui a tant souffert et qui a droit au bonheur. Ma protestation enflammée n’est que le cri de mon âme. Qu’on ose donc me traduire en cour d’assises et que l’enquête ait lieu au grand jour ! J’attends.
Veuillez agréer, monsieur le Président, l’assurance de mon profond respect."
Le XXème siècle est plus proche et nous avons peut-être étudié en classe ce merveilleux poème engagé de Paul Eluard, écrit en 1942 sous l’occupation allemande :
« Sur mes cahiers d’écolier
Sur mon pupitre et les arbres
Sur le sable sur la neige
J’écris ton nom
Sur toutes les pages lues
Sur toutes les pages blanches
Pierre sang papier ou cendre
J’écris ton nom […] »
Citons également l’engagement d’Aimé Césaire contre le colonialisme :
« Écoutez le monde blanc
Horriblement las de son effort immense
Ses articulations rebelles craquer sous les étoiles dures
Ses raideurs d'acier bleu transperçant la chair mystique
Écoute ses victoires provisoires trompéter ses défaites
Écoute aux alibis grandioses son piètre trébuchement
Pitié pour nos vainqueurs omniscients et naïfs ! »
Nul doute que le XXIème siècle sera riche également en hommes et femmes de lettres engagés, aux quatre coins du monde.