Connaissez-vous vraiment Charlie Chaplin ?

Charlie Spencer et son frère Sidney sont, des enfants sans maître ni école, comme dirait Dickens. Leur père, chanteur de music-hall, a abandonné le foyer dont ni Charlie ni Sidney ne sont le grillon. Leur mère, artiste de variétés, elle aussi, se produit à l'Aldershof de Londres. Salle miteuse et lugubre que cet « Alders' ».
Au milieu d'une chanson, le 16 avril 1894, la voix de Mrs. Chaplin soudain se brise. Un public ignoble et cruel conspue la malheureuse qui quitte, affolée, les feux de la rampe. Alors le patron, qui en a vu d'autres, pousse le môme Chaplin sur la scène :
— Chante n'importe quoi pour les faire taire.
Le miracle se produit. Dans les rires d'ivrognes, les acclamations des filles de vaisselle et sous une pluie de menue mon­naie, Charlie Spencer, qui a cinq ans, reprend le refrain en imitant la voix ca­verneuse et éplorée de sa mère.

La vie de Chaplin se déroule sur deux plans juxtaposés : la gloire officielle et le scandale permanent qui sans cesse la contredit, l'assombrit, l'amenuise. Les dates foisonnent qui jalonnent cette chronique scandaleuse.
2 mai 1917 : après l'entrée en guerre des United States (6 avril), violente cam­pagne de presse contre e l'Anglais embusqué. Charlot ne veut pas la nationalité U.S. et n'en voudra jamais. Il n'aime pas cette Amérique à laquelle il doit pourtant tout. Il n'y habite pas chez lui, dit-il. C'est le revers noir de la médaille dorée.
Premier mariage avec Mildred Harris, rencontrée pendant le tournage de Charlot soldat. On écrit : « Une vierge livrée pieds et mains liés au vampire ».
Chaplin l'épouse le 23 septembre 1918, à la fin d'une journée de travail. La tradition veut que Tom Harrington, le collaborateur de Charlie, se soit avancé sur un plateau de tournage pour lui couler à l'oreille: « N'oubliez pas que vous avez un rendez­vous à huit heures!» Le bébé, que l'épousée met au monde le 7 juin 1919, vivra trois jours. Cette apparition-météore achève d'éloigner les époux dont le divorce à grand retentissement sera prononcé en novembre 1920.
19 novembre 1920: divorce d'avec Mildred qui lui a intenté un procès pour « cruauté mentale et dépravation sexuelle ».
Les journaux à scandale, désormais, n'épargneront rien au cinéaste. Et surtout pas la liaison passionnée qui l'unit à une comédienne polonaise, la distinguée Pola Negri dont on susurre qu'elle pourrait bien devenir la seconde madame Chaplin. A tort. Le tournage de La Ruée vers l'or ouvre d'autres perspectives à l'amant volage.
Rebaptisée Lita Grey, Lillita MacMurray, qui a d'ores et déjà figuré au générique du Kid, annonce après huit mois de tournage... qu'elle attend un enfant de son réalisateur ! De nouveau, celui-ci s'empêtre dans l'incertitude d'un mariage précipité dont naîtront Charles Spencer (5 mai 1925) et Sidney Earle (30 mars 1926). Mais Lita contient mal sa jalousie et, loin de retenir son époux, ses crises l'incitent à confondre de façon éhontée sentiments en déroute et compensations matérielles. Gratifiée des indemnisations les plus colossales de l'histoire judiciaire des Etats-Unis, Lita peut enfin se réconcilier avec sa dignité outragée.
1" juin 1933 : troisième mariage, avec Paulette Goddard — un beau sexe-symbol — dont il fait une star grâce aux Temps modernes, Ils divorcent à Mexico neuf ans plus tard.

Ce génie du cinéma se double d'un génie des affaires et d'un capitaliste avisé qui place son argent lui-même dans les banques de Wall Street ou de San Francisco, réussit (les opérations chanceuses dans les nouveaux abattoirs de Chicago, les cimenteries de l'Oregon, l'exploitation de Tennessee Valley, les compagnies de navigation (le plaisance des Grands Lacs ou les péniches à fer du complexe sidérurgique de Cleveland.  
On peut parallèlement concevoir une satire angoissante et bouffonne du grand capitalisme industriel, dénoncer les trusts de la métallurgie ( qui robotisent la condition ouvrière jusqu'à la négation de l'individu ) comme l'ennemi public numéro un et s'enrichir sans scrupule comme un Rockefeller, un Dupont de Nemours ou un Pierpont Morgan.
Chaplin en ce domaine n'est pas à une contradiction près, sa logique vengeresse et revancharde de l'argent n'en reste pas moins irréfutable : il ne pardonne pas à la bourgeoisie traditionnelle la misère de sa prime enfance

Après Les Temps modernes (1936), critique sévère de l'esclavagisme capitaliste, Le Dictateur transforme l'opinion que le public se fait de Chaplin : le comique triste est devenu un révolté» et un artiste engagé.
Ils ont découvert l'anarchiste ! Ecrira bien plus tard Georges Simenon. Avant même que ne soit achevé Le Dictateur, la Commission des activités antiaméricaines ouvre le dossier Chaplin. Politiciens conservateurs, lobbies ultras et FBI ne lâcheront plus cet immigrant anglais venu leur faire la morale.
Chaplin
Atteint d'une laryngite, l'ambassadeur des Etats-Unis en URSS, Joseph E. Davis, ne peut prendre la parole lors d'un meeting à San Francisco organisé par le Comité américain de secours de guerre à la Russie.
Sollicité par les organisateurs, Chaplin accepte de le remplacer et interpelle les 10 000 participants d'un vibrant «camarades », les exhortants à soutenir l'URSS contre le nazisme. Les agents du FBI enregistrent.
Edgard Hoover, le tout puissant et anticommuniste viscéral patron du FBI, nourrit le dossier Chaplin de toutes ces déclarations, persuadé que l'artiste est un membre ou un sympathisant du parti communiste, voir un agent du KGB. D'ailleurs le FBI n'a pas attendu la guerre pour ficher Charlot. Pierre Smolik, auteur d'une récente enquête sur l'acteur a révélé que les policiers fédéraux ont surveillé Chaplin dès août 1922. A cette date, Charlot est déjà une star consacrée depuis la sortie du Kid en 1921. Mais le FBI ne peut s'empêcher de suspecter ce Britannique arrivé dans un navire à bestiaux et qui a toujours refusé de prendre la nationalité de son pays d'adoption

Ses adversaires, alimentés par le FBI, ne vont reculer devant aucune attaque pour abattre et chasser Chaplin. Ce fut l'affaire Joan Barry, du nom d'une jeune actrice dont Chaplin s'était entiché et qu'il avait pressentie pour le rôle principal de Shadow and Substance qui finalement ne verra jamais le jour. Lors de leur séparation, Chaplin lui paye son billet de retour pour New York. Grave erreur. La jeune fille harcèle son ancien protecteur jusqu'à pénétrer dans son domicile de Beverly Hills pour lui annoncer qu'elle est enceinte de leurs oeuvres. Chaplin porte plainte pour vagabondage. Elle est condamnée et purge une courte peine de prison.
Selon David Robinson, le FBI orchestra une campagne de diffamation contre Chaplin et quelques autres (des amis de l'acteur ) les accusant d'avoir conspiré pour priver Joan Barry de ses droits civiques (...) Puis le FBI poussa Joan Barry à intenter un procès contre Chaplin.
Le 4 juin 1943, la jeune fille, extraordinairement bien conseillée par ses avocats, accuse publiquement Charlie Chaplin d'être le père de sa fille Carol Ann et attaque l'artiste devant les tribunaux en reconnaissance de paternité.
Ainsi, en payant ses allers et retours, Chaplin aurait fait voyager Joan dans des buts immoraux. En 1944, Chaplin est reconnu non coupable de violation du Mann Act. Dans un premier temps, les tests sanguins vont permettre de prouver qu'il n'est pas le père de la fille de mademoiselle Barry. Cette dernière fait aussitôt appel et le 17 avril 1945, le jury (11 femmes, 1 homme) qui ne reconnaît pas la validité juridique du test, condamne Chaplin à payer une pension alimentaire à Joan Barry.

L'artiste réalise Monsieur Verdoux, une adaptation de Landru suggérée par Orson Wells. Fini Charlot. Le chapeau rond, la canne et la redingote élimée du vagabond sont remisés. Moustache soignée, costume sur mesure, élégant et courtois, Chaplin va régler ses comptes avec les bien-pensants et dénoncer un système qui l'a abusivement condamné.Dans le film Chaplin se livre à un violent réquisitoire contre le système judiciaire d'une société :
" Si l'on tue une seule personne, on est un assassin. Si l'on tue des millions d'hommes on est un héros. On félicite ceux qui inventent des bombes pour massacrer les femmes et les enfants... ", lance Verdoux au procureur.
Le film qui sort en avril 1947 est considéré comme une provocation. Je ne suis pas communiste. Je n'appartiens à aucun parti politique et je ne vote pas. La politique ne m'intéresse pas, répond Charles Chaplin aux journalistes qui l'interrogent . Chaplin le subversif est boycotté. Le film est une parfaite réussite mais la campagne de dénigrement dissuade le public.

En mer, le 20 septembre 1952. Sur les télescripteurs du Queen Elizabeth, la dépêche tombe comme une sentence en crépitant comme une salve : l'attorney général des Etats-Unis (le ministre de la Justice du président Truman) ordonne l'ouverture d'une enquête sur Charlie Chaplin avec ordre au service de l'immigration de retenir l'acteur dans tout port ou aérodrome si d'aventure il cherchait à revenir au pays.
Chaplin est à bord du transatlantique avec Oona et leurs quatre enfants : Géraldine, Michaël, Joséphine, Victoria. Il fait route vers l'Europe : Londres les attend pour la première internationale.

Charlie Chaplin
Charlot en fuite, Charlot émigrant, Charlot pourchassé par le garde des Sceaux, James McGranery, Charlot accusé de trahison, Charlot fraudeur fiscal, Charlot goujat.
Il faut se replacer dans le contexte de l'époque. Celle de la chasse aux sorcières du sénateur McCarthy, inquisiteur patriote bouffon, doublé d'un implacable procureur stalinien du temps des procès de Moscou.
Communistes juifs les époux Rosenberg : la chaise électrique. Communiste en chef Gehrart Eisler qui, en mai 1949, a filé en douce à bord d'un cargo polonais. Communiste, le compositeur Hanns Eisler, son frère, qu'une procédure d'expulsion plonge dans la terreur mentale.
Communiste, Chaplin qui a prié Picasso de prendre la tête d'un mouvement protestataire d'intellectuels français, Chaplin qui imite en société Bess Truman, la première dame des U.S.A., « baptisant un navire de guerre », Chaplin qui a maquillé ses déclarations de revenus et à qui le Trésor réclame la bagatelle de 750 millions d'anciens francs.
CharlotChaplin en Europe
Charlot outragé répondra par le mot de Cambronne, un des rares mots français qu'il connaisse avec ami, bonjour, enfant, beauté, talent, argent, poésie.
Sur les conseils de son avocat de Los Angeles, il transigera sur la base de 200 millions. Après avoir jeté, à Lausanne, son passeport au visage du consul américain.

L'Europe sera plus généreuse et l'Amérique tentera finalement de se faire pardonner. En france, le Festival de Cannes lui décerne en 1971 un prix spécial pour récompenser l'ensemble de son oeuvre et il reçoit la Légion d'honneur. En 1975, il est anobli parla reine d'Angleterre, Elizabeth II, qui le fait chevalier. Le « dangereux com­muniste » devenu sir Charles Spencer Chaplin retournera, non sans réticen­ces, une unique fois aux Etats-Unis. Le 10 avril 1972, Charlot reçoit un oscar spécial, couronnement de toute sa carrière.