Le présage de la pendule

Je ne suis pas une personne qui aurait des idées farfelues, je suis plutôt un scientifique qu’un rêveur, mais j’ai la certitude que cette nuit de janvier, des faits étranges et inexpliqués se sont produits chez moi.
« Que cette nuit » invite au présent de l’indicatif alors que dirais « que cette nuit-là de janvier »
Je vivais dans une petite maison à Yokohama dans la banlieue japonaise. L’endroit était paisible avec des paysages verdoyants et la population était fort sympathique.
J’élevais seul tant bien que mal mes filles jumelles, Hidaka et Kawamoto âgées de neuf ans.
À l’âge de cinq ans, les médecins leur avaient diagnostiqué la maladie de Crohn.
Ma femme était morte l’année d’avant à la suite d’un accident d’automobile causé par le verglas ; sa voiture avait quitté la route pour tomber dans un ravin. Ce fut un choc indescriptible pour moi et les filles.
La vie n’était pas facile tous les jours, mais j’étais heureux d’être près de mes enfants, de leur apporter du réconfort, de leur prodiguer les soins médicaux nécessaires à leur bien-être, de leur inculquer du savoir-vivre et de pouvoir les élever loin des quartiers mal famés.

Lorsque je me suis couché ce soir-là en janvier, il était vingt-trois heures et dix minutes « je regardais systématiquement la pendule du salon avant de me coucher », mes filles dormaient paisiblement à l’étage dans la même chambre, et j’eus un pressentiment dérangeant qui m’empêchait de fermer l’œil rapidement.
La tête posée sur l’oreiller, je scrutais la chambre de long en large, cherchant le moindre indice sur ce qui me mettait dans cet état d’inquiétude. Le silence était le maître des lieux, pourtant je crus sentir un souffle au niveau de mes pieds. C’était sûrement mon imagination, pensais-je.

Ma journée avait été rude en raison de mon travail de photographe et de mes tâches familiales quotidiennes. À trente-neuf ans, je me sentais déjà fatigué par la vie, mais évidemment, je n'en monterai rien à mes filles, elles avaient déjà bien assez souffert de la mort de leur maman.
Après quelques dizaines de minutes à chercher le sommeil, il vint enfin. Mes paupières épuisées se fermèrent et je partis rejoindre les bras de Morphée.

Dans la nuit, je fus réveillé en sursaut, l’air ambiant était glacial, je pouvais voir de la vapeur sortir de ma bouche. C’est alors que j’ai entendu des bruits de pas qui semblaient provenir du perron devant la porte d’entrée. Le bruit n'était pas spécialement menaçant, mais je sautai hors du lit et je tirai le rideau pour regarder à l’extérieur, « ma fenêtre donnait directement sur l'entrée de la maison ». Je ne vis personne. Ce qui m’étonna en premier fut l’absence de lumières à l’extérieur, aucun réverbère ne n’éclairait, les rues étaient plongées dans le noir ce qui provoquait un côté lugubre au paysage. Je sortis de la chambre, frigorifié, et j’allai dans la chambre de mes filles juste à côté de la mienne, pour m’assurer qu’elles dormaient bien. Tout me parut normal.
Tout de même anxieux, je descendis dans le salon et je jetai un coup d’œil à la pendule.
Elle affichait encore, vingt-trois heures et dix minutes.
Comment était-ce possible ?

Le tic-tac de la pendule résonnait dans le salon, j’avais la chair de poule et mon cœur martelait ma poitrine. Aussi loin que je m’en souvenais la pendule en chêne avait toujours été ici, à la même place, comme scellée au mur. La maison datait des années 1900. Lorsque mes parents sont décédés, la maison m’a été léguée en héritage vu que j’étais enfant unique.
Les bruits de pas avaient repris. Cette fois ils ne m’échapperont pas ! Je courus vers la porte d’entrée et l’ouvris en grand. Tout ce que je voyais était le creux de la nuit qui envahissait ma rétine. Je me suis avancé vers l’extérieur pour voir les alentours. Rien ! Le silence était pesant. À part un chien errant qui aboyait au loin, il n’y avait pas âme qui vive.

Je rentrai, déconcerté, mais aussitôt la porte fermée les pas se firent plus intenses.
— Qui est là ? criai-je.
Lorsque j’ouvris la porte (laquelle ?), ce que je voyais en face de moi me glaçait le sang, j’eus quelques fractions de seconde un arrêt du cœur « chose impossible, me direz-vous ».
Il était là, à ma hauteur. Il, ou plutôt moi. J’étais comme en face d’un miroir où mon reflet me faisait face.
Je regardai ahuri cette vision surnaturelle.
— Tout ira mieux à présent, je peux partir, me dit-il.
— Qu’est-ce…

Il était, trait pour trait mon portrait. Ses cheveux noirs comme du charbon entouraient un visage fin et rosé. Ses yeux couleur noisette me fixaient telles des billes. J’étais comme hypnotisé par son regard vitreux. Sans rien me dire de plus, il fit demi-tour et partit au loin jusqu'à ce que sa silhouette disparaisse dans le désert nocturne.
Je ne l’ai jamais revu.
Je n’ai jamais rien dit à mes filles pour ne pas les affoler.
Est-ce que cette nuit-là j’avais rêvé ou est-ce que c’était bien réel ?
Encore aujourd’hui, je n’ai pas de réponse à mes questions.
Chose étrange, depuis cet événement, Hidaka et Kawamoto ne souffrent plus de leur maladie, mais pour les médecins leur guérison reste un mystère inexplicable et depuis, elles ne sont plus jamais tombées malades.

Les quelques jours qui avaient suivi les phénomènes, je fis des recherches sur l’histoire de la maison et de ses précédents occupants. L’homme ou le fantôme que j’avais vu était le premier propriétaire de la maison. (Qui ressemblait au personnage qui narre son histoire ?) Il s’était donné la mort à la suite des décès prématurés de ses filles jumelles atteintes de tuberculose. Sa femme avait également péri un an avant son suicide. Pourquoi était-il venu me voir, que voulait-il ?

Depuis ce jour-là, lorsque la pendule affiche vingt-trois heures et dix minutes, mon regard se dirige automatiquement vers la porte d’entrée, et je ne me suis plus jamais couché à vingt-trois heures et dix minutes.